Le dialogue argumentatif - Diderot : "Entretien d'un père avec ses enfants"

Denis Diderot, Louis-Michel van Loo, 1767


Objet d'étude : l'argumentation - Le dialogue argumentatif => la délibération

Denis Diderot, Entretien d'un père avec ses enfants, 1773

"Entretien d'un père avec ses enfants ou Du danger de se mettre au-dessus des lois"


Le dialogue est une forme littéraire que Diderot appréciait pour sa spontanéité et pour les possibilités qu'il offre de confronter des opinions différentes.


Mon père lui demanda des nouvelles de quelques-uns de ses malades, entre autres, d'un vieux fripon d'intendant, d'un M. De La Mésangère, ancien maire de notre ville. Cet intendant avait mis le désordre et le feu dans les affaires de son maître, avait fait de faux emprunts sous son nom, avait égaré des titres (1), s'était approprié des fonds, avait commis une infinité de friponneries dont la plupart étaient avérées, et il était à la veille de subir une peine infamante, sinon capitale. Cette affaire occupait alors toute la province. Le docteur lui dit que cet homme était fort mal mais qu'il ne désespérait pas de le tirer d'affaire.


MON PERE. -- C'est un très mauvais service à lui rendre.


MOI. -- Et une très mauvaise action à faire.


LE DOCTEUR BISSEI. -- Une mauvaise action ! Et la raison, s'il vous plaît ?


MOI. – C'est qu'il ya tant de méchants dans ce monde, qu'il n'y faut pas retenir ceux à qui il prend envie d'en sortir.


LE DOCTEUR BISSEI. -- Mon affaire est de le guérir, non de le juger ; je le guérirai, parce que c'est mon métier ; ensuite le magistrat le fera pendre, parce que c'est le sien.


MOI. -- Docteur, mais il y a une fonction commune à tout bon citoyen, à vous, à moi, c'est de travailler de toute notre force à l'avantage de la république (2) ; et il me semble que ce n'en est pas un pour elle que le salut d'un malfaiteur, dont incessamment les lois la délivreront.


LE DOCTEUR BISSEI. -- Et à qui appartient-il de le déclarer malfaiteur ? Est-ce à moi ?


MOI. -- Non, c'est à ses actions.


LE DOCTEUR BISSEI. -- Et à qui appartient-il de connaître (3) de ces actions ? Est-ce à moi ?


MOI. -- Non ; mais permettez, docteur, que je change un peu la thèse, en supposant un malade dont les crimes soient de nototiété publique. On vous appelle ; vous accourez, vous ouvrez les rideaux, et vous reconnaissez Cartouche ou Nivet (4). Guérirez-vous Cartouche ou Nivet ?...


Le docteur Bisset, après un moment d'incertitude, répondit ferme qu'il le guérirait ; qu'il oublierait le nom du malade, pour ne s'occuper que du caractère de la maladie ; que c'était la seule chose dont il lui fût permis de connaître (5); que s'il faisait un pas au-delà, bientôt il ne saurait plus ou s'arrêter ; que ce serait abandonner la vie des hommes à la merci de l'ignorance, des passions, du préjugé, si l'ordonnance devait être précédée de l'examen de la vie et des moeurs du malade. "Ce que vous me dites de Nivet, un janséniste me le dira d'un moliniste (6), un catholique d'un protestant. Si vous m'écartez du lit de Cartouche, un fanatique m'écartera du lit d'un athée. C'est bien assez que d'avoir à doser le remède, sans avoir encore à doser la méchanceté qui permettrait ou non de l'administrer...


-- Mais, docteur, lui répondis-je, si après votre belle cure (7) le premier essai que le scélérat fera de sa convalescence, c'est d'assassiner votre ami, que direz-vous ? Mettez la main sur la conscience ; ne vous repentirez-vous point de l'avoir guéri ? Ne vous écrierez-vous point avec amertume : Pourquoi l'ai-je secouru ? Que ne le laissais-je-mourir ! N'y a-t-il pas là de quoi empoisonner le reste de notre vie ?


LE DOCTEUR BISSEI. -- Assurément, je serai consumé de douleur ; mais je n'aurai point de remords.


MOI. -- Et quels remords pourriez-vous avoir, je ne dis point d'avoir tué, car il ne s'agit pas de cela ; mais d'avoir laissé périr un chien enragé ? Docteur, écoutez-moi. Je suis plus intrépide que vous ; je ne me laisse point brider (8) par de vains raisonnements. Je suis médecin. Je regarde mon malade ; en le regardant, je reconnais un scélérat, et voici le discours que je lui tiens : "Malheureux, dépêche-toi de mourir ; c'est tout ce qui peut t'arriver de mieux pour les autres et pour toi. Je sais bien ce qu'il y aurait à faire pour dissiper ce point de côté qui t'oppresse, mais je n'ai garde de l'ordonner ; je ne hais pas assez mes concitoyens, pour te renvoyer de nouveau au milieu d'eux, et me préparer à moi-même une douleur éternelle par les nouveaux forfaits que tu commettrais. Je ne serai point ton complice. On punirait celui qui te recèle (9) dans sa maison, et je croirais innocent celui qui t'aurait sauvé ! Cela ne se peut. Si j'ai un regret, c'est qu'en te livrant à la mort je t'arrache au dernier supplice. Je ne m'occuperai point de rendre à la vie celui dont il m'est enjoint par l'équité naturelle, le bien de la société, le salut de mes semblables, d'être le dénonciateur. Meurs, et qu'il ne soit pas dit que par mon art et mes soins il existe un monstre de plus."


  1. Titres : certificats qui représentent une valeur financière.

  2. L'Etat.

  3. Faire connaître.

  4. Célèbres voleurs et chefs de bande du XVIIIème siècle

  5. "Qu'il lui fût permis de connaître"

  6. de Luis Molina, Jésuite espagnol

  7. Traitement médical

  8. Limiter, emprisonner

  9. Cache.


*****

CONVAINCRE – PERSUADER – DELIBERER : le dialogue

Entretien d’un père avec ses enfants, Diderot, 1773 (p. 386)*

Une enquête heuristique, herméneutique et épistémologique sur la place du sujet dans l’histoire des représentations


* Les références sont celles du manuel de français : Littérature, des textes aux séquences, Hélène Sabbah (Hatier)


LE DIALOGUE




Pourquoi (II) , selon vous, Diderot a-t-il choisi la forme du dialogue (I) ?

(Comment la forme dialogue favorise-t-elle la délibération ?)

Comment les valeurs des « Lumières » sont-elles représentées dans ce texte ?

(Quelle est la thèse défendue par Diderot dans ce texte ?)


Les textes dialogiques à visée argumentative mettent en scène une délibération qui relève de l’argumentation. Ils sont proches du genre théâtral. L’expression d’une thèse et d’une antithèse permettent au lecteur de se faire lui-même son opinion, même si le raisonnement est parfois davantage orienté dans un sens : le lecteur-spectateur est tenu à distance par la mise en scène dramatique, une forme de « catharsis », plus intellectuelle qu’émotionnelle, peut opérer.


Diderot a mis à l’honneur ce type de débat dans des dialogues confrontant deux aspects de sa propre personnalité. Le dialogue met en scène la discussion qui doit aboutir, à l’intérieur du personnage, à une décision importante. [les différentes formes de la délibération , T, p. 444 ]. La mise en scène du dialogue est étudiée en perspective croisée avec l’objet d’étude : le théâtre. Diderot a adopté la forme du roman dialogué mais il s’est aussi beaucoup intéressé au théâtre : théoricien d’un théâtre inséré dans la réalité de son temps, il a écrit un essai, « Paradoxe sur comédien » (1773-1778). Le théâtre psychologique des siècles précédents doit, selon lui, devenir théâtre social, utiliser les ressorts du pathétique et de la sensibilité pour émouvoir sans couper le spectateur des réalités sociales, le faire réfléchir et surtout réagir. Beaumarchais, fervent admirateur de Voltaire et des Encyclopédistes, parviendra à mettre en scène les revendications des « Lumières » dans un théâtre qui réalisera les ambitions contestataires des Encyclopédistes.

Suivant le vœu de Voltaire et de Diderot, l’écriture devient un acte à visée politique et le dialogue le meilleur vecteur des idées des « Lumières ».


L’utopie, de l’Humanisme aux Lumières :

Les valeurs des « Lumières »* dans le prolongement des valeurs humanistes : la raison, le progrès, les droits de l’hommes (« Liberté, Egalité, fraternité »), l’éducation et la tolérance, la paix.


* « Lumières » : métaphore de la connaissance (cf. Antiquité grecque : Athéna et Apollon).

Voltaire et les Encyclopédistes combattent ce que Voltaire appelle « l’infâme » : l’ignorance, l’obscurantisme et le fanatisme qui sont, selon lui, les causes de la violence et de l’injustice (les guerres, les autodafés, l’esclavage, la xénophobie, le racisme, etc.)

Cf. corpus de textes : Littérature et altérité au temps des « Lumières »

Bibliographie :

Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, 1773 ;

Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1796

Rousseau, Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques, 1776


SYNTHESE : Raison / Passion ? délibération (T. p. 444)


Débat : SCIENCE et ETHIQUE (cf. Le « serment d’Hippocrate »* , IV av. J.C.) :



Qu’est-ce qui accrédite la thèse du Docteur Bissei ?


Sa position est ferme et équilibrée d’ « honnête » médecin.


Humain et raisonnable, il aborde le champ de l’affectivité (l. 51). Il fonde son argumentation sur la notion de limites à respecter et le principe de séparation des fonctions. Il s’appuie sur l’argument d’autorité qui fonde l’ordre de sa profession(le« serment d’Hippocrate » ) qu’il maintient jusqu’au bout. La suite de l’argumentation est donnée de manière compacte et dense (l. 34-44). Fermement campé sur ses positions, il reste aussi dans le domaine d’une argumentation associée à la notion de limites : l’expression de restrictions (l. 34, 35) souligne cette volonté de s’en tenir au seul domaine médical, et donc scientifique, de respecter les limites professionnelles et donc déontologiques pour éviter les confusions, l’irrationnel, le non-professionnel, le partial et le subjectif, ce sur quoi met l’accent l’énumération : ignorance, passions et préjugés (l. 38) dont on remarque que ce sont les ennemis déclarés de l’esprit des Lumières.


Qu’est-ce qui discrédite la thèse de « Moi » ? : sa mobilité (le changement de plan du débat : du domaine médical, il dévie vers le juridique; puis du juridique il dévie vers le moral, et pour finir, vers le personnel et l'affectif), la rhétorique des passions plus persuasive que convaincante, la pression psychologique exercée contre le médecin, ses attaques « ad hominem » et ses excès de langage surtout, dans la prosopopée de la tirade finale (hyperboles insultantes : « chien enragé », « monstre »). La thèse, que soutient le narrateur ressort du jugement catégorique exprimé à la ligne 12. Passionné, violent dans ses prises de position, excessif dans ses paroles, il est enclin à la dramatisation et à l’appel à l’affectif (comme Diderot qui était passionné et pouvait se montrer également violent et emporté ?).


Comment l’argumentation progresse-t-elle ? : gradation. Interaction : la force de l’un (qui fait de la résistance avec un contre-argument unique : la séparation des fonctions) souligne et induit la faiblesse de l’autre (excès : « Tout ce qui est excessif est sans portée », Talleyrand) . C’est cette résistance et cette précision dans la prise de position du docteur qui conduit Moi à modifier les données du problème aux lignes 28-29.


La qualité de l’argumentation pousse chaque interlocuteur à aller plus loin dans la recherche d’arguments, ce qui dramatise le débat et laisse libre cours à l’entrée du passionnel et du subjectif. (passage de « convaincre » à « persuader » => modification des données, prosopopée). Le lecteur assiste à des mises en accusation de plus en plus graves de « Moi » , à la suite des résistances du docteur Bissei : 1ère dramatisation (3ème argument = 1ère attaque « ad hominem » : laisser vivre un criminel notoire !), 2ème dramatisation (2ème attaque « ad hominem » : « assassiner votre ami » => mise en cause d’un ami. ?

Cette mise en scène aura pour effet de susciter une réaction affective mais elle ne modifiera pas sa position : « je serai consumé de douleur » , l. 51), 3ème dramatisation (prosopopée avec les hyperboles : « chien enragé » , « monstre » )

PLAN PROGRESSIF :


I. Pourquoi (II) , selon vous, Diderot a-t-il choisi la forme du dialogue (I) ?


Réponse1 : parce que le dialogue met en scène de façon plus vivante une argumentation.


DRAMATISATION : mise en page et typographie grande diversité de types de discours : récit, dialogue, discours direct/indirect et didascalies (perspective croisée avec la narration et le dialogue théâtral)


La forme dialoguée offre l’avantage de mettre en situation, en action (en scène comme au théâtre mais dans le cadre d’une narration), à travers la présence réelle de plusieurs voix (plusieurs interlocuteurs), l’échange d’idées (les 2 thèses), ce qui permet une prise de parole alternée. Chaque réplique ou chaque intervention, dans le jeu d’alternance, prend appui sur ce qui précède dans une démarche d’objection, de réfutation ou d’acceptation partielle. Le dialogue retranscrit au style direct traduit et rend, plus que le discours écrit, la spontanéité des réactions immédiates, le caractère direct des échanges.


II. Pourquoi (II) , selon vous, Diderot a-t-il choisi la forme du dialogue (I) ?


Réponse 2 : parce que le dialogue qui met en scène l’expression de plusieurs thèses favorise la délibération


La délibération est favorisée par la mise en scène de 2 thèses incarnées par les voix de 2 personnages. Le lecteur est en principe libre de choisir sa position.

L’est-il vraiment ?

(Pbtique : comment les valeurs des « Lumières » sont-elles représentées dans ce texte ?)


Sur le plan de l’argumentation elle-même, le dialogue permet au lecteur de comprendre de façon plus précise, plus vivante, les mécanismes de persuasion et les différents processus mis en action pour atteindre l’interlocuteur, le pousser dans ses retranchements, lui faire préciser sa pensée, voire le mettre en contradiction avec lui-même. Le dialogue permet aussi de mieux comprendre  parce que c’est vu et perçu en action  les modifications qui s’opèrent dans le discours des interlocuteurs par effet de réciprocité de leurs paroles : ils s’influencent l’un l’autre, la faiblesse de l’un provoquant la force de l’autre, la résistance de l’un poussant l’autre à consolider ses arguments.


"La forme du dialogue, m'ayant paru la plus propre à discuter le pour et le contre, je l'ai choisie pour cette raison"; "notre vrai moi n'est pas tout entier en nous", Rousseau, Dialogues Rousseau juge de Jean-Jacques.


LOGIQUE : De manière très intéressante, mais difficile à suivre et à analyser, l’argumentation mêle les effets de continuité (il n’y a pas ici de retournement de situation en ce qui concerne les 2 thèses) à la discontinuité des répliques. On peut ainsi définir deux thèses au départ, qui s’opposent, mais qui ne suivent pas, ensuite, le déroulement linéaire dans l’exposé de leurs arguments : certains n’auraient pas été donnés si la discussion ne s’était pas orientée dans cette direction. (Pbtique : comment le raisonnement progresse-t-il )