Candide, Voltaire : chapitres I et XXX


"En toute chose, il faut considérer la fin", La Fontaine


Notes de cours à compléter et synthèse personnelle à rédiger pour chaque chapitre...


Chapitre I : la définition du conte philosophique et les effets d’annonce de l’incipit


Effets d’annonce de l’incipit : le conte philosophique et sa visée argumentative


I. 1er axe : le conte philosophique, un genre narratif (définition typologique : genre narratif, tradition orale ; registres : comique et merveilleux)


Une narration fantaisiste destinée à divertir : une narration amusante publiée anonymement.

  • titre et sous-titres ; addition de 1761 : invention du docteur Ralph, soi-disant traducteur du conte) ; archaïsme et effets de suspens inspirés de Rabelais (« Comment un moine de Seuillé sauva le clos de l’abbaye du sac des ennemis » , Gargantua)

  • un conte : oralité (présence d’un narrateur qui modalise le récit et contribue à l’effet de réel : « je crois » ;

  • la situation initiale d’une narration avec l’alternance de passé simple et d’imparfait avec la présentation du cadre spatio-temporel et des personnages principaux du récit (« Il y avait en Vesphalie »);

  • la naïveté du jeune héros comme dans la plupart des contes initiatiques (avec une histoire d’amour qui se profile au sixième paragraphe : « Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment : car il trouvait mademoiselle Cunégonde extrêmement belle ») ;

  • présentation rapide et fantaisiste des personnages caricaturaux : une narration vive et enlevée ; un registre comique : Candide est un simple d’esprit ; Pangloss un bavard incompressible et un pédant aux théories ridicules (la satire) ; le baron, un seigneur lourd et prétentieux ridiculisé par son nom (allitération de dentales);

  • comique de mots : « Pangloss » (pan : tout ; gloss- parole) est un bavard et un pédant ; mot-valise : « Thunder-ten-tronckh » (« thunder » : tonnerre); « métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie » [ cf. chapitre II « Valdberghoff-trabk-dikdorff » : mot inventé à consonance allemande ; wald : forêt, Berg : montagne, Hof : cour ; Trabkf : gageure dérisoire ; Dick : épais ; Dorf : village.]

  • mélange de réalité (« Vestphalie » en référence aux guerres franco-prussiennes) et d’imaginaire (« Thunder-ten-tronckh » : un château imaginaire ; « métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie » : une discipline inventée de toutes pièces dans une intention parodique)

  • alternance des registres : comique/sérieux (cf. l’ironie *)

  • décalages * : jeux d’oppositions (antithèses et antiphrases), de disproportion (hyperboles, accumulations : par exemple le poids de la baronne) et d’effets de rupture : paradoxes, incohérences : fausses logiques ou logiques aberrantes.

« Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Vestphalie, car son château avait une porte et des fenêtres » ; « Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là une très grande considération ».


* Ces effets peuvent être constatés au cours d’une première lecture (1er axe), ils seront interprétés au cours d’une seconde lecture, plus avertie sur les enjeux du conte philosphique (2ème axe).


II. 2ème axe : le conte philosophique, un genre didactique (définition générique de l’apologue)


Les effets d’annonce de l’incipit : le conte philosophique et sa visée argumentative (stratégie du détour : dimension ludique et critique de l’apologue qui suppose une double lecture. Il cherche à divertir mais surtout à convaincre, et à persuader avec les armes de la satire et de l’ironie).

Le conte appartient à la tradition orale, ce qui suppose la recherche de la simplicité, de la précision et de la concision par opposition à l’éloquence. S’il y a emphase et effets rhétoriques (hyperbole, énumérations, rythme progressif), c’est dans une intention parodique.

Effets de ruptures et de contrastes. 2 armes : la satire et l’ironie.


La satire de l’optimisme de Pangloss caricature la philosophie de Leibniz (leitmotiv du conte) : le terme « optimisme » vient de « optimus » , le superlatif latin de bonus (bon) qui signifie : « le meilleur ». C’est une disposition qui consiste à voir le bon côté des choses malgré les apparences défavorables. Au XVIIIème siècle, ce terme n’est employé qu’en référence à la philosophie : « tout est bien ». L’optimisme religieux réside dans la bonté de Dieu et la confiance en la Providence. La doctrine de Leibniz considère que Dieu étant bon n’a pu créer un monde mauvais, donc le bien l’emporte sur le mal. La Providence gouverne le monde au mieux des intérêts de tous et de chacun : c’est la théorie de « meilleur des mondes possibles ». Pourtant le mal existe … Pour Leibniz, il est soit punition, soit épreuve. Voltaire, profondément marqué par le tremblement de terre de Lisbonne qui a provoqué 30 000 morts en 1755, s’oppose violemment à cette théorie : il se prétend un « pessimiste gai » (par opposition à Rousseau, « optimiste triste » ) ;


La satire de la noblesse : le baron est un seigneur lourd et prétentieux : « Thunder-ten-tronckh » (« thunder » : tonnerre ; d’où le baron est un tyran, un Zeus domestique ridiculisé par son nom) qui préfère faire de Candide un enfant illégitime plutôt que de s’exposer à une mésalliance : la sœur du baron, mère de Candide n’a pas épousé le père du héros, « un bon et honnête gentilhomme […] parce qu’il n’avait pu prouver que soixante et onze quartiers ». Cette critique de la vanité et de l’orgueil nobiliaire se poursuit avec celle des vices du fils du baron, le gouverneur de Buenos Aires. Pour Voltaire qui appartenait à la bourgeoisie aisée et désirait acquérir les mêmes privilèges que les nobles, la noblesse est une classe en déclin qui cherche vainement à redorer son blason (la « meute dans le besoin » , les « piqueurs » , le « grand-aumônier ») pour sauver la face. Vaniteuse et superficielle, elle se soucie que des apparences et préfère l’immoralité (Candide est un « bâtard » ) à une mésalliance.


Les armes de l’ironie ou de l’antiphrase (fiche, p. 172) : ce que pense l’auteur est le contraire de ce qu’il écrit. Il s’agit donc d’une écriture au second degré qui ne peut être comprise que si les lecteurs ont les mêmes références culturelles (une lecture au premier degré entraînerait des contresens) : « Intelligenti pauca ».

Les logiques aberrantes et les hyperboles provoquent des effets de distorsion du réel : jeux de paradoxes et d’incohérences produits par des effets de contrastes (antithèses et antiphrases = figures d’opposition), de rupture (logiques aberrantes) et d’exagération (hyperboles, énumérations, rythme accumulatif) récurrents destinés à provoquer la surprise, à déstabiliser le lecteur, à le libérer de ses préjugés, de ses certitudes.

Exemples de logiques aberrantes : « Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Vestphalie, car son château avait une porte et des fenêtres » ; « Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là une très grande considération » ;

Exemples de d’hyperboles : le poids de la baronne, les superlatifs de supériorité (« les mœurs les plus douces », « l’esprit le plus simple » , « encore plus respectable » , « le plus beau des châteaux » , « la meilleures des baronnes possibles » ), le rythme accumulatif (avec notamment le mot valise : « métaphysico-théologo-cosmonigologie » inventé de toutes pièces par Voltaire pour se moquer des métaphysiciens), les répétitions comme le leitmotiv « point d’effet sans cause » (critique de la théorie de Wolf) , « le meilleur des mondes possibles » destiné à ridiculiser la philosophie de Leibniz à travers les théories de Pangloss tout au long du conte : ironie récurrente dans ce chapitre comme dans tout le conte (cf. à la fin du chapitre : « tout fut consterné* dans le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles. » * consterné au sens propre de renversé.)


[L’amour rend aveugle : « Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment : car il trouvait mademoiselle Cunégonde extrêmement belle », sixième paragraphe du chapitre premier]


III. Candide et le « meilleur des mondes » : ironie de Voltaire à l’égard de son personnage.


Seul Candide fait l’objet d’une caractérisation précise, intellectuelle et morale, les autres protagonistes sont des marionnettes sans intériorité. Il n’est pourtant qu’un personnage symbolique : portrait de l’ « engano », métaphore de l’embarquement et balayé par les événements, il n’a pas beaucoup d’autonomie. Il est le vecteur des idées philosophiques de Voltaire : d’abord « un jeune métaphysicien fort ignorant des choses de ce monde » (chapitre II), il apprend au fil du récit initiatique à remettre en cause les théories de Pangloss, son précepteur avant de devenir homme et d’acquérir la sagesse : « il faut cultiver notre jardin » (leçon de modération et d’équilibre).

Candide est « une page blanche »* , un « homme-enfant » réduit à cet état de sujétion qu’est aux yeux de Voltaire l’enfance [à la différence de Rousseau qui exalte l’enfance, Voltaire voit dans celle-ci un assujettissement]. Le narrateur souligne sa dépendance à l’égard de son précepteur (« le petit Candide […] écoutait ses leçons avec toute la bonne foi » ), sa crédulité : le personnage est infantilisé.

* Page blanche (étymologie de Candide : candidus = « blanc » ) , fétu de paille balayé par l’histoire, il est embarqué, suivant la métaphore de l’« engano » et ne peut se sauver dans un arrière-monde. Il lui faudra faire l’expérience de la vie, souffrir, pour apprendre (cf. « l’insoutenable légèreté de l’être » , Milan Kundera)

Voltaire, qui est un « mondain », à la différence de Rousseau ( le « misanthrope » ?) ne sublime pas l’enfance et l’innocence : il n’a pas comme l’auteur des Confessions la nostalgie du paradis perdu, bien au contraire. Pour l’auteur de Candide, comme pour la plupart de ses contemporains, l’enfance n’est pas un âge privilégié, c’est pourquoi il importe que le héros soit confronté le plus tôt possible à l’expérience de la vie, aux événements : le conte philosophique donne une leçon de pragmatisme (de cynisme ? avec par exemple la mort de Jacques à cause du méchant matelot sauvé par lui alors même que ce dernier avait déjà été brutal avec lui : « Homo homini lupus » ?).


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"En toute chose, il faut considérer la fin", La Fontaine


Chapitre XXX de Candide ou l’Optimisme, Voltaire (1758-1759)

Un mouvement littéraire et culturel : Les Lumières du XVIIIème

Chapitre 30 : la lecon finale (« Candide, en retournant dans sa métairie […] mais il faut cultiver notre jardin. » )


La leçon ou la philosophie de Candide ou l’optimisme : la sagesse ou la philosophie de Voltaire de Candide ou l’Optimisme (1758-1759)

Il faut trouver des remèdes au mal qui règne dans le monde.

se taire (c’est la leçon retirée de la rencontre avec le derviche) : tout a été dit, montré, démontré ; les bavardages métaphysiques ne règlent pas les problèmes, mieux vaut agir (Pangloss et Candide ne sont-ils pas condamnés par l’Inquisition au chapitre VI, l’un pour avoir trop parlé, l’autre pour avoir écouté ?), c’est pourquoi le jeune héros invite en fin de parcours son précepteur à se taire.

travailler (c’est la leçon du « bon vieillard »): « le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin. »

« Il faut cultiver notre jardin » : injonction allégorique à prendre au sens figuré de : « se cultiver, fertiliser le monde » (métaphore des « Lumières »), agir au lieu de perdre son temps en vains commentaires (et non au sens propre de se replier égoïstement sur soi).


Extrait étudié au « chapitre trentième » : « Candide, en retournant dans sa métairie […] mais il faut cultiver notre jardin ».


Dans le conte philosophique Candide ou l’Optimisme, Voltaire s’attaque à la philosophie optimiste de Leibniz. Le « chapitre trentième » exprime un nouvel engagement de Voltaire, chroniqueur de son temps par le biais de la stratégie du détour de l’apologue dont la satire toujours présente (à travers la caricature de Pangloss et ses ratiocinations superflues et ridicules inadaptées aux événements) s’accompagne ici de la mise en application de valeurs exemplaires, plus proches de la réalité du lecteur que celles véhiculées par l’utopie de l’Eldorado dont elles s’inspirent pourtant quelque peu. Le chapitre XXX est le dernier du conte et sert d’épilogue. Tous les personnages ou presque sont réunis. Candide vient de consulter un derviche et un « bon vieillard » : le premier lui a conseillé de se taire et de ne pas se mêler des affaires du monde, l’autre se « contente d’[…]envoyer [à Constantinople] les fruits qu’(il) cultive » et Candide prendra modèle sur eux pour régler sa conduite et celle de la « petite métairie » où il vit avec Cunégonde devenue sa femme, « le philosophe Pangloss, le philosophe Martin, le prudent Cacambo », Paquette et la vieille. Cet épilogue du chapitre trentième est composé de deux paragraphes qui correspondent à deux mouvements ponctués par les commentaires de Pangloss : l’un qui prépare le dénouement du conte en précisant la source des réflexions de Candide (« le discours du Turc »), l’autre qui illustre ces dernières par une mise en application des leçons tirée par le héros de son expérience de la vie (« l’engano ») . Il semble proposer un dénouement heureux. Qu’en est-il ?


  • comment la narration est-elle dans cet épilogue au service de l’argumentation ?

  • quelle leçon retirer de la mise en scène fantaisiste de cette fiction narrative ?

I. La stratégie du détour du conte : entre narration et dialogue

(la poétique du texte)


Au début du passage, le gérondif « en retournant », souligne l’enchaînement avec l’épisode précédent : la rencontre déterminante avec le vieillard turc (le « bon vieillard ») et situe le héros dans son cadre spatio-temporel : « sa métairie ».

Les passages narratifs encadrent comme au chapitre XIX une autre forme de discours : les guillemets et les tirets des deux paragraphes sont la marque d’un dialogue. Les interlocuteurs sont désignés dans les incises. Le récit au passé entrecoupé de dialogues alterne la narration et la prise de parole des deux personnages principaux du conte : le héros et son maître qui sont les seuls à prendre la parole au discours direct dans ces deux paragraphes (avec Martin à la fin du premier).


Dans le premier paragraphe, la longue énumération de rois qui ont connu un destin tragique, tous morts assassinés, dans l’ancien testament, l’Antiquité et l’histoire d’Angleterre et de France permet à Pangloss de faire étalage de ses connaissances pour simplement illustrer une vérité que vient de souligner son élève : « Les grandeurs […] sont fort dangereuses selon le rapport de tous les philosophes ». Ce discours pédant et redondant interrompu par le héros, encadré par les répliques brèves de Candide au début et de Martin à la fin, fait contraste avec le laconisme de ces derniers, ce qui n’empêche pas l’incompressible bavard de jouer au pédant avec une référence au jardin d’Eden, cette citation de la genèse une prenière fois en latin, puis traduite : « ut operaretur eum, pour qu’il travaillât » et une maxime énoncée au présent gnomique qui induit une généralisation pseudo-philosophique tirée de cette citation d’autorité : « ce qui prouve que l’homme n’est pas fait pour le repos ». Cette réplique de l’incorrigible Pangloss donne l’occasion à Martin le philosophe pessimiste de l’inviter sans détours, à se mettre au travail « sans raisonner » davantage, ainsi que le souligne l’impératif : « Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c’est le seul moyen de rendre la vie supportable ».


Dans le second paragraphe, le discours de clôture de Pangloss se présente comme un résumé du voyage de Candide. Ce récapitulatif inutile annonce la clôture du conte philosophique car il rassemble tout ce qui a été développé avant d’apporter une conclusion. Chaque terme de l’énumération composée de propositions hypothétiques (introduites pas « si » ) renvoie précisément à une péripétie du conte mais aboutit à une chute qui tombe à plat dans la proposition principale où se trouve exprimée une évidence sans intérêt qui ne nécessitait pas une telle entrée en matière : « vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches ». La logorrhée de la dernière tirade du « philosophe » optimiste contraste avec le laconisme de la dernière réplique de Candide, de même que la description sous forme de parataxe des activités et de la répartition des tâches des habitants de “la petite société” (à l'aide d'une succession de verbes d’action au passé simple) : « Toute la petite société » : « chacun se mit à exercer ses talents […], Cunégonde […] devint une excellente pâtisière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge ») Pangloss disait quelquefois à Candide ») .


Remarquons surtout que le mot de la fin appartient au héros.


II. La fonction argumentative du récit : la dénonciation de l’optimisme (la critique ou les enjeux pédagogiques du texte)

Le récit au passé entrecoupé de dialogues est mis en scène de façon significative (signifiante) dans ces deux paragraphes de clôture du conte philosophique.


La critique de l’optimisme :

La « dispositio » de ces deux paragraphes souligne la dénonciation de l’illusion optimiste, leitmotiv de l’ensemble de ce conte philosophique. L’idée que l’optimisme est une illusion intellectuelle est rendue sensible par les jeux d’opposition entre les discours de Pangloss, le « philosophe » optimiste et ceux de Candide et de Martin, le « philosophe » pessimiste…


Dans le premier paragraphe, la longue énumération de Pangloss est encadrée de façon significative, en quelque sorte neutralisée par le laconisme des répliques de Candide et de Martin, donnant à voir au lecteur par la « dispositio » comment il convient d’endiguer la logorrhée (le flux verbal) des bavards incompressibles. Le maître de Candide se ridiculise une nouvelle fois en énumérant des noms rois de morts assassinés alors que son élève vient de tirer avec sagesse un enseignement d’une rencontre qu’ils viennent de faire, s’appuyant, lui, sur l’expérience immédiate et non sur une érudition hors de propos : Voltaire s’inspire une fois de plus du burlesque de Rabelais, choquant les mots comme des castagnettes, pour se moquer du pédantisme des discours « en roue libre » qui ne servent à rien.

Dans le second, le discours de Pangloss se présente comme un résumé du voyage de Candide, inutile puisqu’il est précédé d’hypothèses sans intérêt qui doublent la réalité du vécu sans apporter d’enseignement supplémentaire à celui que son élève en a retiré ; une nouvelle fois le prétendu philosophe tire des conclusions de tout pour nourrir son optimisme, instaurant mécaniquement des rapports de causalité superflus. Voltaire ridiculise Leibniz et Wolf.

Le registre de cet extrait reste ironique avec, à travers les ridicules de Pangloss, le leitmotiv de la critique de l’optimime de Leibniz ( « Tout est bien dans le meilleur des mondes ») et son corollaire, les rapports de causalité systématiques induits mécaniquement par le beau parleur suivant la philosophie de Wolf (« Il n’y a pas d’effet sans cause »)

C’est le héros qui aura le mot de la fin, le conte opérant un renversement dans les rôles respectifs du maître et du disciple significatif de l’autonomie du héros à la fin de son cycle d’apprentissage : mûri par l’expérience de la vie ( « engano » ), il n’a plus besoin des leçons de son maître puisqu’il sait les retirer lui-même de sa confrontation avec les événements : « je sais aussi», rétorque-t-il à son précepteur. Il est capable non seulement d’interrompre ce dernier (1er §) mais encore de le contredire ainsi que l’atteste la conjonction de coordination d’opposition « mais » qui précède l’énoncé de l’expression devenue proverbiale : « il faut cultiver notre jardin » .



Un leçon de sagesse : les valeurs des « Lumières » (travail et vie en société)


La métairie ressemble à la baronnie : on y retrouve les mêmes personnages et le monde est clos : c’est un univers heureux, si l’on pense que « la petite terre rapport[e] beaucoup » et que chacun y est capable d’exercer ses talents » ; c’est aussi un univers sans désir, occupé seulement de se maintenir en l’état, ce qui était également le cas du pays de l’Eldorado (cf. EAF 2010 : la Bétique des Aventures de Télémaque, Fénelon)

La métairie s’oppose toutefois à la baronnie : Candide, chassé du paradis au chapitre premier chasse à son tour le fils du baron : le début du chapitre trentième est un écho du chapitre I (épanadiplose avec le motif du lieu clos ; construction en chiasme avec jeu de parallélisme et d’opposition). Si la baronnie s’organisait autour du baron, la métairie, elle, fonctionne grâce à Candide ; enfin, la baronnie était un monde de privilèges, d’illusions et de prétention, alors que la métairie repose sur le travail et le talent de chacun, sans aucune considération pour les codes sociaux.

L’organisation de la métairie repose sur la divison des tâches en fonction de ses compétences. C’est une communauté égalitaire. Le frère de Cunégonde, qui n’a pas voulu renoncer à ses prétentions aristocratiques en a été exclu. La vie collective est tournée vers le travail, élevé au rang de valeur centrale de l’existence. Sa réussite, « la petite terre rapporta beaucoup », vérifie la maxime du vieillard : le travail joue un rôle philosophique (il éloigne l’ennui), un rôle moral (« frère Giroflée […] devint honnête homme », un rôle économique (il éloigne le besoin).


Peut-on imaginer Candide heureux ? Ce serait démentir le « pessimisme gai » de Voltaire…


Par rapport au reste du conte qui en laissait prévoir d’autres (par exemple la richesse de l’Eldorado présageait une puissance et une grandeur de Candide qui rêvait d’être un « petit roi » , le dénouement) le dénouement peut paraître décevant. D’autre part, toutes les questions posées par le texte jusqu’ici restent en suspens : « se taire » , il n’y a pas de leçon de morale (à part l’éjection du baron) et les personnages renoncent à toute connaissance. Enfin, toute idéologie est écartée (ni politique, ni métaphysique). C’est là aussi une revanche de Candide : comme le vieillard turc , c’est un simple, donc un sage et une forme de bonheur peut s’ouvrir à lui*.

Cette fin des espérances et du rêve n’est pas très excitante mais c’est ce qui lui donne une chance de durer : les exaltés et les agités dans Candide sont tôt ou tard sources de tous les malheurs.

De même en est-il des amours du héros et de la belle Cunégonde qui finissent par le mariage bien peu romantique du jeune héros déniaisé avec sa cousine qu’ « il trouvait extrêmement belle » au chapitre premier devenue « à la vérité, bien laide » au chapitre dernier et dotée de surcroît d’un caractère peu aimable : « sa femme, devenant tous les jours plus laide, devint acariâtre et insupportable ». Cette union est bien peu romantique et le héros semble ne l’avoir contractée que pour déplaire à son beau-frère et sur les insistances de la jeune fille : « Candide, dans le fond de son cœur, n’avait aucune envie d’épouser Cunégonde ; mais l’impertinence extrême du baron le déterminait à conclure le mariage, et Cunégonde le pressait si vivement qu’il ne pouvait s’en dédire. » Mais elle répond au pragmatisme de Voltaire : comme tous les autres habitants de la métairie, la jeune femme sait se rendre utile, « elle devint une excellente pâtissière »… et cela seul compte apparemment pour Voltaire qui ne semble pas être un sentimental…


* cf. Histoire d’un bon bramin, à la fin de cet article.


III. Le héros évolue-t-il ? (la problématique de « l’engano »)


Candide s’est métamorphosé au fil de son parcours initiatique : il s’est confronté aux malheurs du monde et enrichi par l’expérience de ses rencontres. Son éducation est achevée par sa conversation avec le vieillard turc (le « bon vieillard » qui se situe dans le prolongement du roi du pays d’Eldorado et ouvre sans doute la voie au « bon bramin » du conte imaginé par Voltaire en 1761). Ne se contentant plus de rester passif face aux événements, ni d’exprimer ses émotions il est capable à présent « de profondes réflexions », et de mettre en cause l’optimisme dont il a été nourri au point d’abandonner cette doctrine. L’épilogue le donne à voir au lecteur par la poétique du texte qui invite à constater l’évolution du héros par la « dispositio » de la narration. Candide intervient par deux fois sous forme de discours direct pour contredire par son laconisme les ratiocinations de son maître : dans le premier paragraphe il interrompt une énumération à n’en plus finir inadaptée aux événements, dans le second il se contente de ponctuer philosophiquement le commentaire inutile de son maître par la formule célèbre devenue presque proverbiale : « Il faut cultiver notre jardin » donnant le mot de la fin précédé d’une conjonction de coordination d’opposition ( « mais ») qui consacre sa rupture définitive d’avec son ancien maître et sa philosphie optimiste.


Dans l’économie de l’œuvre, l’interruption du maître par le disciple (1er §) et sa capacité à le contredire (2ème §) sont un premier pas dans sa vie d’homme suivant le processus initiatique décrit en fin d’article. C’est en quelque sorte sa conception particulière de l’utopie (au sens étymologique de « monde à l’envers » : du grec « ou » = « non » et « topos » = « lieu », d’où : « en aucun lieu ») que Voltaire propose dans cet épisode de clôture (situation finale), une utopie qui n’a rien à voir avec celles proposées par les humanistes du XVIème siècle dont celle du pays de l’Eldorado pourrait être une illustration, parce qu’elle ne s’appuie pas sur l’imaginaire (l’invention d’un monde qui n’existe pas) mais sur la métamorphose de la personne dans un processus de socialisation bien réel : l’utopie pourrait apparaître ici le renversement des rôles entre le maître et le disciple (un monde à l’envers pédagogique).


Bibliographie :

La République, Le Banquet, Platon

L'Utopie, Thomas More

L'Eloge de la folie, Erasme

Gargantua, Pantagruel, Rabelais (l'abbaye de Thélème)

Candide, Voltaire (l'Eldorado)

Le Discours sur l'origine et les fondements et de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau



Conclusion : les caractéristiques de cet épilogue


Composé de deux mouvements, l’un qui prépare le dénouement du conte en précisant la source des réflexions de Candide (« le discours du Turc »), l’autre qui illustre ces dernières par une mise en application des leçons tirée par le héros de son expérience de la vie (« l’engano »), cet épilogue s’appuie sur la fiction pour promouvoir les valeurs des « Lumières » : le travail et la vie collective (Voltaire était un mondain opposé à Rousseau, le misanthrope*). Entre fiction et réalité, le conte joue de la double postulation du divertissement et du didactique pour instruire tout en divertissant le lecteur grâce à la stratégie du détour : il narre une fiction, par définition ; mais la situation donne un enseignement applicable dans la vie réelle. En mettant en action ses héros, en donnant à voir, le narrateur suscite l’imagination du lecteur, comme dans un texte de fiction, mais lui fait aussi appréhender la réalité contemporaine, et celle-ci est facilitée par le fait qu’elle passe par la fiction, plus accessible au lecteur : la leçon de modération qui s’appuie sur l’idéal humain classique de « l’honnête homme » et les valeurs des « Lumières » de paix par l’ « industrie » (au sens ancien de progrès par l’invention technique et le travail) et le « commerce » (au sens ancien de communication entre les hommes et de vie en société) sont ici soulignées et mises à la portée d’un public plus vaste. De plus, à travers son héros, Voltaire présente des attitudes possibles auxquelles le lecteur peut se référer par un processus d’identification, ce qui facilite sa prise de position.

Ainsi, le conte devient un support pédagogique à la dénonciation (l’optimisme de Leibniz) et à la promotion des idées des « Lumières » .


Un essai plus abstrait n’aurait sans doute pas la même portée : encore un point qui oppose Voltaire à l’auteur du Contrat social et des Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Rouseau met en cause les qualités pédagogiques de la stratégie du détour des Fables dans Emile ou de l’éducation, alternant distinctement dans ses Confessions le narratif et l’argumentatif sans jamais mêler les deux, d’une façon qu’il considère plus honnête et plus pédagogique sans doute. Le texte de Rousseau, qu’il s’agisse de ses « discours » (genre de l’essai) ou de ses autobiographies (alternance de narratif et d’argumentatif : de biographique et d’essai) tient le lecteur à distance par sa présence et proscrit tout processus ludique d’évasion par la fiction , restreignant jusque dans le champ de ses récits autobiographiques le jeu d’identification : l’énonciateur Rousseau qui semble se construire au fil de l’écriture sous les yeux du lecteur ne se perd jamais de vue (à la différence de Voltaire qui n’apparaît jamais directement dans le conte philosophique) et se met en scène pour juger Jean-Jacques. Le lecteur–narrataire ne semble convoqué que pour partager avec l’auteur les sentiments et les réflexions tirées de l’expérience unique au monde d’un homme singulier suivant le protocole de lecture de l’incipit des Confessions.

La portée universelle de l’apprentissage chez Rousseau se manifeste donc de façon diamétralement opposée à celle de Voltaire pour qui « les meilleurs livres sont ceux dont les lecteurs font eux-même la moitié ».


* Lettre de Voltaire à Rousseau :

« J’ai reçu, monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolation. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes ; il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m’embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada : premièrement, parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l’Europe, et que je ne trouverais pas les mêmes secours chez les Missouris ; secondement, parce que la guerre es t portée dans ces pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez être. » …