DESCRIPTIF : BAC BLANC (1er trimestre 2010) – 1ère ES 1 - LD Loquet -


Objet d'étude n°1 : l'argumentation


Littérature et altérité de L'Humanisme aux Lumières : "L'autre, un sujet en question"

en perspective croisée avec les mouvement des "Lumières"


"De l'esclavage des nègres", Montesquieu, L'Esprit des Lois, 1748 (XV, 5)

Titre dans les premières éditions de 1748 et 1749 :

"De l'Esprit des Lois ou du rapport que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, les moeurs, le climat, la religion, le commerce, etc., à quoi l'auteur a ajouté des recherches nouvelles sur les lois romaines touchant les successions, sur les lois françaises et sur les lois féodales."

Dès 1750, Montesquieu renoncera à ce long sous-titre explicatif.

Epigraphe empruntée à Ovide (dès la 1ère édition) : "prolem sine matre creatam" (enfant né sans mère)


Lorsque est écrite cette page célèbre, l'esclavage n'est pas une invention récente... Le fait nouveau est la "traite", phénomène général résultant de l'expansion coloniale de l'Espagne et du Portugal, puis de l'Angleterre et de la France dans le Nouveau Monde, dont la mise en exploitation régulière a suscité un trafic triangulaire : d'Europe en Afrique, de là vers les Indes Occidentales, et d'Amérique en retour vers l'Europe.


Ce texte, auquel on ne peut assigner une date précise de rédaction, est l'aboutissment d'une longue maturation. Les premiers germes figurent dans les Lettres persanes 59 (sur la couleur des Noirs) et 75 ( rapports entre esclavage et religion). Dans l'Esprit des Lois, Montesquieu est conduit logiquement à étudier les relations entre les lois théoriques et les conditions réelles et infiniment variables de leur application selon les moeurs, les climats, les traditions, en particulier dans leurs rapports avec la religion ; il en résulte de généreuses prises de position contre l'intolérance, le fanatisme, l'injustice, etc. C'est dans cet état d'esprit qu'est rédigé le chapitre sur "l'esclavage de Nègres".


L'humour à froid fondé sur la logique de l'absurde : le droit dont il est question semble échapper à toute discussion. Il ne s'agit que de trouver les meilleurs arguments pour le soutenir. Mais ces arguments vont se détruire d'eux-mêmes.


La méthode incisive du "sans-commentaire" : elle laisse au lecteur le soin de découvrir lui-même la réfutation de ces arguments sans valeur et de les condamner pour leur caractère odieux.

Procédé dont l'efficacité est accréditée par Pascal et par Voltaire :

Pascal : "on se persuade mieux pour l'ordinaire par les raisons qu'on a soi-même trouvées".

Voltaire : "Les meilleurs livres sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié."


Explication du texte :


Ligne 1 :

"Si j'avais à soutenir" cette thèse, "je dirais" = je soutiens cette thèse

Une stratégie du détour par la fiction narrative du préambule : une proposition de condition introduite par "si" qui induit une modalisation à l'irréel du présent dans la principale = une prétérition ironique pour introduire une dénonciation qui traduit l'indignation du philosophe sous le masque conventionnel de l'avocat des mauvaises causes.


* la prétérition (du latin praeteritio : "action de passer sous silence") : figure de rhétorique impressive qui influence l'attitude de l'interlocuteur en éveillant son attention pour aiguiser sa curiosité. Elle consiste à parler de quelque chose après avoir annoncé que l'on ne va pas en parler. Elle permet de ne pas prendre l'entière responsabilité de ses propos.


Une argumentation logique (logique absurde et cynique) : une argumentation explicite (discréditée d'emblée par la prétérition ironique du préambule à l'irréel du présent)


L'habileté de Montesquieu consiste à mettre sur le même plan des arguments soutenus presque tels quels par les tenants de l'esclavage * et des arguments grotesques dont le caractère absurde saute aux yeux et qui, ainsi, achèvent de déconsidérer les premiers, sapés par la façon dont ils sont présentés.

* Montesquieu, lui-même était actionnaire de la Compagnie des Indes et fréquentait à Bordeaux les milieux d'armateurs négriers et d'importateurs (sucre, café, épices, etc.). Il est d'autant plus remarquable de voir qu'il prend position contre cette institution où se combinent asservissement inique et préjugé racial. S'il fait preuve ainsi d'un certain courage, il s'élève pourtant plus contre le, premier (l'esclavage) que contre le second (le préjugé racial), car il ne juge sans doute pas tout à fait les Nègres comme étant les égaux des Européens. Son honneur n'en demeure pas moins d'être le premier à dénoncer avec tant de vigueur un tel scandale.



1. Convaincre : deux arguments logiques (logique aberrante = absurde, cf. Voltaire)

La sinistre ironie des deux arguments d'ordre historique et économique qui se fondent sur la raison pour dénoncer l'égoïsme immoral et l'hypocrisie intéressée des esclavagistes : "ont dû" (modalisateur d'obligation).

Lignes 2-3 : "Les peuples d'Europe"...

C'est au nom de la nécessité économique et des exigences de la civilisation que les esclavagistes justifient la "traite" des "nègres".

C'est en invoquant un crime monstrueux* ("exterminer") que les esclavagistes présentent comme une nécessité inéluctable un autre crime "mettre en esclavage".

*Rappel : la découverte du Nouveau Monde (Colomb, 1492) s'est accompagnée de massacres qui ont rendu tristement célèbres les noms de Cortès (Mexique, 1519) et Pizarre (Pérou, de 1524 à 1533 : sa tyrannie suscite une révolte sanglante en 1534-1536)...

Ces arguments n'ont de logique que l'apparence et ceux qui les soutiennent de sang-froid se rendent odieux par leur cynisme : ils avouent qu'ils traitent les hommes comme des objets : "s'en servir".

Ligne 4 : "Le sucre serait trop cher"...

Cet argument économique est d'une évidente hypocrisie : les exploitants insistent sur le service public qu'ils rendent en maintenant bas le cours du sucre à la production sans avouer qu'en employant des "esclaves" au lieu d'ouvriers salariés ils songent surtout à leurs bénéfices. Il se détruit par une disproportion entre un avantage minime portant sur le prix d'une denrée, et une atteinte impardonnable à la dignité de la personne humaine. Le contraste entre la fausse objectivité du ton et l'horreur des idées énoncées invite à s'indigner contre l'égoïsme et l'inhumanité des esclavagistes.


2. Persuader et convaincre : quatre arguments d'ordre racial se fondent sur le sentiment et les préjugés pour dénoncer, par le jeu de l'absurdité, des préjugés que maintiennent instincts irrationnels, convictions intimes, traditions périmées ou conformisme stupide.

Ligne 5 : "Ceux dont il s'agit"... "noirs des pieds jusqu'à la tête" : précision comique qui discrédite l'attention portée aux apparences extérieures (cf. "Comment peut-on être Persan ?")

Le préjugé de la couleur est vivace au XVIIIème siècle : la pigmentation des "nègres" est une énigme, et figure en 1741 comme sujet de concours à l'Académie de Bordeaux dont Montesquieu est membre.

"et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre" : argument saugrenu fondé sur un préjugé racial d'ordre esthétique : "le nez si écrasé" (cf. La critique de la superficialité du regard porté sur les apparences extérieures dans "Comment peut-on être Persan ?")

"presque" : modalisateur qui induit une restriction absurde = malice satirique de l'auteur qui discrédite l'absurdité de cet argument.

C'est ici une boutade de salon, d'une frivolité cruelle, qu'on croirait sortie de la bouche d'une marquise Louis XV : "Comment peut-on être si noir ?" = comment s'apitoyer sur des être si différents de nous ?

Ligne 6 :"On ne peut se mettre dans l'esprit"...

Logique absurde : l'idée qu'une "âme bonne", forcément blanche, habite un corps blanc (comme celui des esclavagistes) et ne saurait habiter "un corps tout noir".

La question de l'âme des Noirs est proche de celle de l'âme des femmes soulevée dans les Lettres persanes, et du problème cartésien des animaux-machines : les "Nègres" sont pour les esclavagistes des instruments de travail assimilés à des animaux domestiques (cf. Résurgences d'une lointaine symbolique morale et religieuse des couleurs : le blanc serait pureté, foi, évangélisme ; le noir infernal et démoniaque évoquerait les mystères nocturnes et les maléfices sabbatiques + souvenir d'une tradition superstitieuse selon laquelle la race noire descendant de Cham, maudite par son père Noé, porterait la marque d'une malédiction divine).


3. L'argument le plus grave de tous repose sur un syllogisme implicite (crescendo argumentatif) : il se fonde sur la foi pour dénoncer l'inconséquence de chrétiens qui n'observent pas la loi du christianisme (La loi d'amour de Jésus Christ : "Aimez-vous les uns les autres").

"Nous sommes chrétiens (= nous considérons les hommes comme frères) or nous admettons " l'esclavages des nègres" ; c'est donc que les "nègres" ne sont pas des hommes".


La conclusion, tout en suggérant une solution pratique, se fonde sur le droit et la piété pour dénoncer l'universelle complicité et opposer à la lâcheté des puissants de ce monde l'honneur humain, qu'incarnent les philosophes protestataires des "Lumières".


=> Une argumentation qui passe en crescendo de l'ironie détachée à l'indignation engageant tout l'être ; elle progresse aussi, par une constante intériorisation de l'homme professionnel à l'homme social et à l'homme moral, élevant le débat jusqu'aux suprêmes hauteurs de la fraternité mondiale.


La légitimation de l'esclavage et de son maintien que Montesquieu a feint de prendre à son compte, repose ainsi, au terme de l'analyse, sur des raisonnements hypocrites et faux ("esprits faux", Pascal, Pensées) qui se détruisent eux-même par leur absurdité et qui révoltent le coeur de tout homme généreux ("Humanisme"). La plupart de ces arguments discrédités par Montesquieu ne sont pas inventés à plaisir et sont même à peine déformés*. Ils ne paraissent sans doute pas aussi grotesques aux hommes de son temps et il fallait tout l'art de l'ironie et de l'insinuation satirique pour faire sentir leur caractère ridicule ou atroce.

* Rappel : Montesquieu, lui-même était actionnaire de la Compagnie des Indes et fréquentait à Bordeaux les milieux d'armateurs négriers et d'importateurs (sucre, café, épices, etc.). Il est d'autant plus remarquable de voir qu'il prend position contre cette institution où se combinent asservissement inique et préjugé racial. S'il fait preuve ainsi d'un certain courage, il s'élève pourtant plus contre le, premier (l'esclavage) que contre le second (le préjugé racial), car il ne juge sans doute pas tout à fait les Nègres comme étant les égaux des Européens. Son honneur n'en demeure pas moins d'être le premier à dénoncer avec tant de vigueur un tel scandale.