"Le philosophe scythe", Fables, XX, 21 (1693)
Un philosophe austère, et né dans la Scythie,
Se proposant de suivre une plus douce vie,
Voyagea chez les Grecs, et vit en certains lieux
Un Sage assez semblable au vieillard de Virgile,
Homme égalant les Rois, homme approchant des Dieux,
Et comme ces derniers satisfait et tranquille.
Son bonheur consistait aux beautés d'un Jardin.
Le Scythe l'y trouva, qui la serpe à la main,
De ses arbres à fruit retranchait l'inutile,
Ebranchait, émondait, ôtait ceci, cela,
Corrigeant partout la Nature,
Excessive à payer ses soins avec usure.
Le Scythe alors lui demanda :
Pourquoi cette ruine. Etait-il d'homme sage
De mutiler ainsi ces pauvres habitants ?
Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage ;
Laussez agir la faux du temps :
Ils iront aussitôt border le noir rivage.
-- J'ôte le superflu, dit l'autre, et l'abattant,
Le reste en profite d'autant.
Le Scythe, retourné dans sa triste demeure,
Prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure ;
Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis
Un universel abatis.
Il ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il tronque son verger contre toute raison,
Sans observer ni temps ni saison,
Lunes ni vieilles ni nouvelles.
Tout languit et tout meurt. Ce Scythe exprime bien
Un indiscret Stoïcien :
Celui-ci retranche de l'âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu'aux plus innocents souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi je réclame.
Ils ôtent de nos coeurs le principal ressort ;
Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort.
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« Les Obsèques de la lionne », La Fontaine, Fables, Livre VIII, 1678
La femme du Lion mourut ;
Aussitôt chacun accourut
Pour s’acquitter envers le Prince
De certains compliments de consolation,
Qui sont surcroît d’affliction.
Il fit avertir sa Province
Que les obsèques se feraient
Un tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts y seraient
Pour régler la cérémonie,
Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s’y trouva.
Le Prince aux cris s’abandonna,
Et tout son antre en résonna.
Les Lions n’ont point d’autre temple.
On entendit à son exemple
Rugir en leurs patois Messieurs les Courtisans.
Je définis la cour un pays où les gens
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu’il plaît au Prince, ou s’ils ne peuvent l’être,
Tâchent au moins de le paraître,
Peuple caméléon, peuple singe du maître,
On dirait qu’un esprit anime mille corps ;
C’est bien là que les gens sont de simples ressorts.
Pour revenir à notre affaire
Le Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire ?
Cette mort le vengeait ; la Reine avait jadis
Etranglé sa femme et son fils.
Bref il ne pleura point. Un flatteur l’alla dire,
Et soutint qu’on l’avait vu rire.
La colère du Roi, comme dit Salomon,
Est terrible, et sur tout celle du roi Lion ;
Mais ce Cerf n’avait pas accoutumé de lire.
Le Monarque lui dit : « Chétif hôte des bois
Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix,
Nous n’appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles ; venez Loups,
Vengez la Reine, immolez tous
Ce traître à ses augustes mânes. »
Le Cerf reprit alors : « Sire, le temps de pleurs
Est passé ; la douleur est ici superflue.
Votre digne moitié couchée entre des fleurs,
Tout près d’ici m’est apparue ;
Et je l’ai d’abord reconnue.
Ami, m’a-t-elle dit, garde que ce convoi,
Quand je vais chez les Dieux, ne t’oblige à des larmes.
Aux Champs Elysiens j’ai goûté mille charmes,
Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.
Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi.
J’y prends plaisir. » A peine on eut ouï la chose,
Qu’on se mit à crier : « Miracle, apothéose ! »
Le Cerf eut un présent, bien loin d’être puni.
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges,
Quelque indignation dont leur cœur soit rempli,
Ils goberont l’appât, vous serez leur ami.