Histoire du théâtre : "l'imbroille" dans le théâtre de Beaumarchais



Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, I, 5

Le dialogue, un « champ de forces » : une scène de comique de mots (duel verbal entre Suzanne et Marceline : stichomythie) - LE THEATRE : texte et représentation (que voit-on ? Qu'entend-on ? Qu'apprend-on ?)


Perspective dominante : étude des genres et des registres

Perspectives complémentaires : histoire littéraire et culturelle ; intertextualité et singularité des textes

Que voit-on ? Qu'entend-On ? Qu'apprend-on ? En qui est-ce une comédie ... du XVIIIème siècle ?

Rappel : question générique et typologique pour préparer le commentaire et l’exposé oral des EAF :


Quelle est la fonction dramatique du dialogue de théâtre ?


* « drama » : l’action (une scène d’exposition, des péripéties avec un nœud qui se resserre jusqu’à la crise III, 5 et l’acmé, V, 3», au dénouement).


L’intrigue progresse-t-elle dans cette scène ? Si oui, comment cette scène contribue-t-elle à la faire progresser ? Qu’est-ce qui lui donne son dynamisme ? (point de vue du spectateur sur le plan de la « mimesis » : que voit-il ? Qu’apprend-il ?)

Cette scène donne-t-elle à réfléchir ? Quelles sont les problématiques induites par la double énonciation théâtrale ? Le comique contribue-t-il à (point de vue du spectateur sur le plan de la « catharsis » : que voit-il ? Qu’apprend-il ? Que comprend-il ?)


Question implicite pour le commentaire :

Quel est l’intérêt dramatique de cette scène [ et comment les caractéristiques de cette scène comique sont-elles soulignées par la représentation ?] => annonce du plan


Problématique / la caractéristique principale de cette scène (intertextualité et singularité des textes)


I. L'ACTION : situation du passage dans la scène et dans la pièce=> progression.


Résumé du passage : 2 opposants au mariage de F et S sont apparus dans la scène précédente.

Marceline (l'ancienne duègne de Rosine, la Comtesse) entend rivaliser avec Suzanne et lui disputer son fiancé. Bartholo et elle se sont entendus dans la scène précédente. Ce dernier est enchanté de se venger de Figaro qui a aidé le Conte Almaviva à lui ravir Rosine (sa pupille) : « c'est un bon tour que de faire épouser ma vieille gouvernante au coquin qui fit enlever ma jeune maîtresse » (I, 4).


Progression : cette scène met en place une complication de l'intrigue principale (2ème intrigue) : le projet de mariage de Marceline avec le fiancé de Suzanne vient compliquer l'intrigue principale axée sur le mariage de Figaro et Suzanne qui devrait clôre cette « folle journée » (projet déjà contrarié par les projets du Comte qui entend exercer le « droit du Seigneur » sur la camériste de sa femme et la fiancée de son fidèle serviteur).


    II. LE COMIQUE : une scène d'affrontement comique.

    Une scène comique : une joute oratoire entre 2 rivales avec la stichomythie * (comique de mots) pour principal effet et la mise en abîme.

* dans une tragédie en vers les interlocuteurs se répondent vers pour vers, dans une comédie en prose, mot à mot ou du tac au tac (exemple : «-- L'épouser , l'épouser » / «-- [...] Vous l'épousez-bien ? » ; « -- Votre servante, madame »/ « -- Bien la vôtre, madame » + répétition de « madame » aux répliques suivantes; « C'est aux duègnes ... « / -- Aux duègnes! Aux duègnes! »).

Comique farce : de mots et de geste (didascalies : « une révérence ») => l'ironie des réparties douces-amères des 2 rivales (stichomythie) ; la vivacité de ce « duel » verbal : les interrogatives, les exclamatives et les interjections ; crescendo : montée de la colère de Marceline (de « aigrement » à « outrée »).

Comique de caractère : l'opposition des 2 femmes => conflit de génération ; perfidies féminines (attaques « ad feminem ») : allusions ironiques de Marceline (« « C'est une si jolie personne que madame !» ; « Surtout bien respectacle! »)

Comique de situation : Bartholo assiste à la scène et double le spectateur (mise en abîme);

Le comique particulier de Beaumarchais : tension dialectique entre la gaieté et la tristesse, mélange des registres => « Qui t’a donné une philosophie aussi gaie ? / L’habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. » Le Barbier de Séville, I, 2


LE PIEGE SE RESSERRE AUTOUR DES 2 FIANCES : « effrayons d'abord Suzanne sur la divulgation des offres qu'on lui fait » , Marceline, I, 4 (cf. l'air de la calomnie de Basile dans Le Barbier de Séville.

Mais Suzanne ne se laisse pas faire : « Allez , madame! Allez, pédante! Je crains aussi peu vos efforts que je méprise vos outrages » (I, 6) ==> Qui semble l'emporter à la fin de cette scène ? (qui le ridicule vise-t-il?)


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Le Mariage de Figaro , Beaumarchais, II, 2


Une scène courte : une scène de concertation

Dialogue entre 3 personnages.


2 constats :


La première apparition de la Comtesse dans la comédie : la didascalie initiale annonce qu’elle est assise, d’où, sur le plan de la représentation, un jeu moins animé que dans d’autres scènes (par exemple, I, 9 ; V, 8)


Progression de l’intrigue : Figaro se fait prier pour exposer aux deux femmes l’ « imbroille » qui doit permettre « d’attraper de grand trompeur » de Comte Almaviva.


  1. Le comique de cette scène tient surtout au décalage entre les registres

(dimension « poétique » du texte) :


Une alternance de répliques brèves :


D’un côté l’impatience de Suzanne exprimée par deux interrogatives (interrompue deux fois par Figaro) et les reproches de la Comtesse (idem), de l’autre la suffisance de Figaro qui joue avec cette impatience des deux femmes : il minimise d’abord le problème dans sa première réplique(« de quoi s’agit-il ? d’une misère ») ; il ironise : « il voudrait en faire sa maîtresse ; et c’est bien naturel »), ce qui provoque en stichomythie l’indignation de sa fiancée : « Naturel » ?

L’ironie dramatique, pour l’instant tient à la mise en scène de Figaro qui utilise le comique de caractère pour ridiculiser le Comte (« critique » de la scène) : « pour tirer parti des gens de ce caractère ». Almaviva en effet est « jaloux et libertin » et c’est précisément sur la jalousie de ce dernier qu’il compte (« un faux avis donné sur vous ») pour le mener « où (il) veut » (cf. le « mécanique plaqué sur du vivant », Bergson).


Mais ce que ne sait pas cet « étourdi de Figaro », c’est que l’ironie dramatique se retournera contre lui et qu’il deviendra la dupe des deux femmes ( « Souviens-toi que je t’ai défendu d’en dire un mot à Figaro » ) : l’espace scénique est creusé par une série de mises en abyme qui donnent le vertige aux personnages et aux spectateurs. Celle qui rendra Figaro jaloux à son tour et le transformera (V, 3 et 8) s’achèvera par la réconciliation des fiancés sous les marronniers (V, 8).


  1. L’engagement du dramaturge : une comédie satirique sur la possession

(dimension « critique » du texte)


La stratégie de Figaro est habile : faire diversion.


Pour qu’Almaviva renonce à convoiter les possessions d’autrui, il faut l’intéresser à ce qui lui appartient : sa femme (autrement dit, lui apprendre à respecter à ne pas faire à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fasse) : « tempérons d’abord son ardeur de nos possessions, en l’inquiétant sur les siennes » (la femme au XVIII7me siècle étant considérée comme une possession, en l’occurrence le seul bien auquel un valet au service d’une Comte puisse prétendre, encore que ce bien lui soit disputé, c’est l’argument de cette comédie satirique dont la problématique est énoncée par le titre).


Le pathétique du personnage de Figaro ( « Tout cela rend si fier » , V, 3) dont l’assurance sera doublement tournée en ridicule puisqu’il souffrira de la jalousie (V, 3 et V, 8). Apprécions ici la superbe de sa répartie suffisante : « N’est-ce pas assez que je m’en occupe ? » (question rhétorique qui n’admet pas de démenti). L’ « hybris » (démesure) du héros éponyme témoigne de sa vanité…


Qui tirera son épingle du jeu dans cette « imbroille » ?


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Le Mariage de Figaro, Beaumarchais, II, 19: la Comtesse, maîtresse du jeu ? -

Beaumarchais dans sa trilogie : Le Barbier de Séville, La Mère coupable et Le Mariage de Figaro, représente la condition féminine à travers le personnage de Suzanne, la camériste de la Comtesse dont il est question de défendre la dignité dans Le Mariage de Figaro, l’argument de la comédie étant la suppression de ce « droit honteux » que le Comte Almaviva entend exercer sur elle avant ses noces : le mariage se fera-t-il, et à quelles conditions ? C’est l’argument de la pièce, d’où son titre.

En accordant autant d’importance à un personnage féminin de basse condition, le dramaturge témoigne de la place qu’il accorde aux femmes dans son théâtre (notamment à travers le plaidoyer pour les femmes de Marcelline pendant la scène du procès, à la scène 16 de l’acte trois), aux femmes de toutes les conditions : avec Suzanne, la soubrette*, Marcelline, la duègne et Rosine, la Comtesse.

Dans cette scène 19 de l’acte deux, la Comtesse effrayée par la violente jalousie du Comte (jalousie provoquée par le billet de Figaro, l’ « imbroille » mise en place acte II, scène 2) a du mal à se ressaisir. Mais la situation tourne à son avantage à la faveur d’un quiproquo et c’est l’occasion pour Rosine d’exprimer pour la première fois sous les yeux des spectateurs et devant son mari tout ce qu’elle a sur le cœur.

Ce renversement est l’occasion pour Beaumarchais de dénoncer à travers les « licences » des grands seigneurs libertins (comme Molière l’avait fait au siècle précédent avec Dom Juan, le « grand seigneur méchant homme ») les abus de l’aristocratie. Almaviva, est à la fois « jaloux et libertin », paradoxe souligné Marcelline à la scène 4 du premier acte. Porteur de contre-valeurs (« l’hybris »), il sera donc le bouc-émissaire de cette comédie. Mais sera-t-il seul à porter le ridicule ? « Castigat ridendo mores », il semblerait bien que les personnages masculins qui soient par la « catharsis » sous la forme ici de l’ironie dramatique dans ce joyeux badinage.


Rappel : la camériste de la Comtesse prend, comme celui de valet de comédie de la consistance et de la dignité. Comme dans le théâtre de Marivaux au début du siècle, les suivantes font leur entrée dans la comédie pour remplacer les servantes de comédie au langage et aux manières populaires telle Dorine dans le théâtre de Molière. Les valets tendent à ressembler aux maîtres dans le théâtre du XVIIIème siècle (Marivaux inverse même les rôles en travestissant le maître et le valet dont chacun porte respectivement les vêtements de l’autre dans Les Jeux de l’amour et du hasard) et l’élévation de ces personnages subalternes, de même que leur introduction dans la comédie est la conséquence du mélange des registres qui fait apparaître des personnages de haut rang dans un genre plus populaire.


Un « drame »conjugal (mélodrame ?)

Le trouble des deux époux : frayeur de la Comtesse (indiquée par les didascalies), confusion du Comte (également soulignée par la première didascalie, excuses : « l’honneur ! », demande de pardon, supplication : « Rosine ! »)

Les reproches de la Comtesse : registre élégiaque qui annonce le mélodrame de La Mère coupable. Il tranche avec le joyeux badinage de la comédie incarné par Suzanne dont la gaieté indiquée par la première didascalie qui la concerne contraste avec la gravité du jeu de sa maîtresse : Rosine représente la dignité de la femme offensée et défend à travers son personnage les valeurs du mariage et de la fidélité. Au fur et à mesure, ainsi que l’indiquent les didascalies, elle reprend de l’assurance et dès sa première réplique amorce un retournement de situation par une interrogative qui confirme l’hypothèse du Comte qui croit qu’elle a joué la comédie (« Madame… vous jouez fort bien la comédie . ») : « Eh pourquoi non, monsieur ? », mettant en cause les « licences » de son mari dès sa deuxième (« Vos folies méritent-elles de la pitié ? » ), puis sa troisième réplique qui souligne le paradoxe du grand seigneur « jaloux et libertin » annoncé par Marcelline acte I scène 4: « Me suis-je unie à vous pour être éternellement dévouée à l’abandon et à la jalousie, que vous seul osez concilier ? ». Le Comte, acculé par ce jeu d’interrogatives (trois) ne sait que répondre : « Ah ! madame, c’est sans ménagement. » Le rapport de force s’inverse : d’accusateur il devient accusé et appelle Suzanne à la rescousse. Un échange de répliques suit entre le maître et la camériste de sa femme pendant que la Comtesse garde dignement le silence avant de menacer à son tour : « un pareil outrage ne se couvre point. Je vais me retirer aux Ursulines ».

Evolution du personnage de Rosine depuis Le Barbier de Séville :

Rosine n’est plus la fraîche jeune première du Barbier de Séville, ainsi qu’elle le rappelle à son mari : Je ne la suis plus cette Rosine que vous avez tant poursuivie », elle est devenue une épouse délaissée : « Je suis la pauvre comtesse Almaviva, la triste femme délaissée, que vous n’aimez plus. ». Toutefois, elle a appris l’usage du monde et retrouve dans cette scène toute la dignité d’une femme offensée. C’est donc elle qui mène le jeu à partir de cette scène (à la différence de Done Elvire dans Dom Juan), avant le stratagème qu’elle met en place acte deux scène 26 pour « attraper ce grand trompeur », et « cet étourdi » de Figaro qui l’a mise en fâcheuse posture à la scène précédente par la même occasion.

Figaro reste le dindon de la farce :

La Comtesse trahit la machination ourdie, acte II, scène 2 : « C’est cet étourdi de Figaro… »

Le Comte a bien l’intention de se venger de son valet : « C’est toi qui payeras pour tout le monde »

Qui mène le jeu dans cette comédie ? La Comtesse maîtresse du badinage qui joue si bien la comédie ? « vous jouez fort bien la comédie », « Quel affreux badinage ! »

Une femme, et une aristocrate : elle est à la fois maîtresse de Suzanne et de Figaro (deux étourdis : «C’est cet étourdi de Figaro » ; Suzanne parle étourdiment à Figaro, alors que le Comte écoute, acte III, scène 12 : « tu viens de gagner ton procès", maîtresse du jeu et maîtresse de la parole… [La parole est-elle jamais libre ?]

Rosine a acquis l’usage du monde depuis Le Barbier de Séville : « Je suis loin d’avoir cet usage du monde qui, me dit-on, assure le maintien des femmes en toute occasion » Elle a appris à dissimuler, à biaiser et à mentir.


Beaumarchais misogyne ou « féministe » avant la lettre ? (monologue de Marceline IV, 16, de Figaro V, 3)